Conclusion. Genève au siècle des bureaux

 

Ces lignes sont écrites à l’approche du centenaire de la «Genève internationale», marqué par la venue en 1919 du BIT, la seule des créations du Traité de Versailles qui se soit maintenue dans sa forme et sous son nom. Ces cent années genevoises disent une histoire du monde: des idées pour le maintien de la paix, des méthodes pour les appliquer et des organisations pour les pérenniser se sont concentrées en ce lieu comme si l’internationalisme avait eu besoin d’un port d’attache pour se répandre.

Un mode de pensée coopératif et une culture de l’action commune s’y sont développées, générant leur propre croissance sans que rien n’y personne n’en entrave le mouvement. Il y a des critiques, même très sévères, à l’encontre de l’ONU et de ses organisations spécialisées, des fâcheries peuvent se traduire par des baisses de participation budgétaire ou un retrait temporaire, mais il n’y pas de menace de sortie définitive. Au contraire, l’universalisation est la règle. L’ONU, successeur d’une SdN principalement européenne, est mondiale. Tous les Etats sont désireux d’en être puisqu’elle officie comme garante de leur légitimité et ses organisations techniques comme pourvoyeuses d’importance.

Cette logique autonome d’universalisation aboutit à un besoin constant de bâtiments. Pas une des organisations présentes à Genève qui n’ait des problèmes d’espace. L’agrandissement est toujours au programme. A peine l’un achevé, il faut planifier le suivant. Cette mécanique répétitive atteste de la résistance du principe de coopération entre les nations, sans adversaire idéologique déclaré à ce jour, (mais pas sans récalcitrants ni tricheurs).

Genève est ainsi la scène d’un succès paradoxal: les expériences collectives d’un siècle ont démontré leurs avantages mais ceux-ci ne suffisent pas à générer la part d’enthousiasme qui déclenche les financements nécessaires. Il faut maintenir, restaurer et renouveler des bâtiments qui servent à des membres de plus en plus nombreux quoique dotés de moyens toujours plus faibles. Il faut faire plus avec moins. Densifier. Rationaliser. Se serrer. Et réussir quand même. Cent ans plus tard, Genève est au défi de se montrer fidèle aux ambitions qui lui avaient été assignées en 1919 tout en épousant les formes distendues qu’elles ont prises au XXIe siècle. Le fait notoire reste cependant que toute réticence rentrée, les Etats consentent à payer pour rénover et agrandir les locaux dans lesquels ils parlementent pour élaborer les normes éthiques, politiques et techniques du monde comme il va.

Une somme de 1,3 milliard de francs est nécessaire pour la restauration du Palais des Nations, de l’OMS et du BIT. La Suisse (Confédération, canton et Ville de Genève) fournit des prêts sans intérêt pour près de la moitié. C’est le prix en monnaie de la volonté suisse de maintenir Genève comme le hub de la paix et des normes quand le coût de la vie est trop haut et la concurrence d’autres villes trop risquée.

Mais ce n’est pas le seul prix. Le façonnage urbanistique réclame aussi des soins. Les premiers articles de cette série ont décrit les controverses qui ont accompagné la transformation d’une partie de Genève en quartier international. Controverses architecturales, notamment autour de la construction du Palais des Nations, et controverses urbanistiques s’agissant des logements et voies de circulation autour de la Place des Nations. Ecarté de la construction du Palais, Le Corbusier se plaignait en 1930 de l’improvisation des décisions publiques: «Le Palais des Nations est le premier bâtiment de travail dans lequel on s’occupera de gérer les affaires du monde.

Mais sera-t-il le seul et unique bâtiment qui suffira à cette besogne, écrivait-il au président de l’Assemblée de la SdN, Nicolae Titulescu? Les affaires du monde ne vont-elles pas constamment réclamer de nouveaux locaux de travail, d’étude, de réunion ? N’y a-t-il pas lieu de prévoir ce phénomène imminent? Prévoir, c’est désigner des lieux, des terrains, c’est proposer, réserver, fournir des accès utiles à ces terrains. C’est urbaniser.

Depuis 1927, nous n’avons pas cessé de nous occuper d’urbanisme autour de la question du Palais, urbanisation de la région genevoise dont nous connaissons intimement le territoire; urbanisation d’ordre paysagiste, c’est-à-dire réserve de ce qui est sacré: les splendeurs du site, les pelouses, les futaies, les horizons. Nous n’avons cessé de prévoir; Nous avons fait des plans pour toute la région genevoise s’étendant au delà du Quai Wilson vers les futures organisations internationales; nous avons urbanisé en pleine connaissance de cause les lieux d’une cité mondiale, c’est-à-dire un lieu de travail pour les institutions actuelles, pour celles qui vont surgir sous peu et pour celles qui viendront plus tard » (1).

De cette injonction à planifier, les pouvoirs locaux et internationaux n’ont retenu que le maintien de l’ordre sacré du paysage: les parcs resteraient des parcs autant qu’il serait possible – dans la ville de Rousseau, l’arbre a des droits intemporels - et il n’y aurait pas de tour, la silhouette du site resterait intouchée. Ce souci est si profond et durable que la direction du Palais des Nations s’apprête à guillotiner les quatre étages supérieurs de la barre de bureaux construite en 1972-1974 par Eugène Beaudouin et Basil Spence qui fait une méchante saillie sur l’horizon de la colline. La place perdue sera regagnée par un édifice partiellement enterré et mieux organisé spatialement.

Sinon, l’appel du Corbusier n’a pas été entendu. La «cité mondiale» est restée un quartier autour d’une place laissée en friche pendant des décennies jusqu’à son aménagement final, modeste d’ailleurs, en 2007. La gestion de cas en cas a dominé. L’OMC veut-elle s’agrandir? On lui construit un immeuble à 500 mètres de son siège? Le refuse-t-elle? On ne sait plus quoi faire. On finit par trouver un arrangement. On est aussi inventif à fabriquer des solutions de dernière minute qu’on a été rétif à la planification.

La Genève internationale s’est ainsi bâtie au fur et à mesure des demandes non anticipées. Bien des critiques ont regretté cette façon de faire. Nostalgique du Corbusier, l’historien d’art et d’architecture Henri Stierlin déplorait par exemple que le domaine international ne fût pas devenu «une sorte de Weissenhofsiedlung au plus haut niveau, un manifeste de l’architecture du XXe siècle» (2). Mais l’ensemble de bâtiments d’habitation construits dans les années 1930 à Stuttgart par l’avant-garde européenne du modernisme avait-il la moindre chance de servir de modèle à l’entreprise genevoise quand des acteurs si nombreux et de nature si différente avaient à y contribuer?

Quand il fallait accommoder tous les niveaux de décision suisses et internationaux, depuis la commune de Genève détentrice d’un droit de véto jusqu’au secrétariat général des Nations Unies en passant par les assemblées des diverses organisations et leurs directeurs ou présidents. Chaque projet étant déjà une bravoure, les mettre en cohérence eût nécessité une gouvernance architecturale autorisée à s’ingérer dans les choix des maîtres d’ouvrage. C’était impossible.

Seules finalement les technologies et les formes nouvelles qu’elles ont permises ont conféré sa logique au paysage construit de la Genève internationale et scandé ses étapes. Il y a les édifices massifs d’avant les bétons armés et ceux, allégés, d’après. Les édifices d’avant l’aluminium et ceux d’après, qui s’en sont emparés. Ceux d’avant la préfabrication et ceux qui sont sortis des usines, et ainsi de suite. L’industrialisation du second après-guerre a entrainé une modernisation des modes de construction dont la ligne chronologique se lit parfaitement sur la carte du quartier des nations. Verre et acier en sont le dernier chapitre. Avant cela, parce qu’on avait appris à garantir l’étanchéité des matériaux, on avait pu se risquer à construire sous terre, comme pour le musée de la Croix-Rouge et bientôt, pour le Palais des Nations.

De tous les âges techniques représentés, deux bâtiments font figure de rupture architecturale: celui de l’Organisation mondiale de la santé (1966), de Jean Tschumi, qui invite la beauté esthétique dans l’empire moderniste souvent sévère des immeubles de bureaux. A partir de cette œuvre-là, il n’y a plus eu d’excuse à la médiocrité ; et le bâtiment de l’Organisation météorologique mondiale (1999) qui déjoue par ses rondeurs les codes classiques du travail en col blanc.

Pensant aux longues heures des employés passées au bureau, les architectes ont voulu les rendre agréables. De cette démarche est issue une construction ludique, propice à l’économie de stress comme à celle de l’énergie puisqu’elle innove radicalement sur la production du chaud et du froid. A partir de là, il n’y a plus eu d’excuse à bâtir triste. Et en effet, les couleurs, les lignes courbes ou brisées dans des formes inattendues ont installé leurs petits jeux dans le paysage international genevois. On parle d’éclectisme. Pourquoi pas ?

Entre temps, l’esprit des relations entre Genève, la Suisse et leurs hôtes a changé. Une planification a vu le jour depuis 2005. On prévoit des emplacements pour de nouveaux édifices, des routes, des parcs et des promenades entre eux. On a donné au quartier international le doux nom de Jardin des nations, preuve qu’on est bien décidé à le cultiver. Les organisations elles-mêmes ouvrent leurs portes, se font connaître. Elles ont pour interlocuteur au gouvernement cantonal un président, fonction récemment créée dans la nouvelle constitution du canton dont l’une des attributions inscrite dans la loi est justement l’entretien des liens entre les Genevois et les internationaux.

Ce quartier méconnu, excentré, peuplé d’étrangers occupés à des affaires lointaines, se rapproche peu à peu. Ses bâtiments, ignorés de la grande partie de la population, sortent de l’anonymat dès lors que des crédits sont demandés pour les rénover. D’indifférents, voici qu’ils deviennent patrimoine. Chargés d’expertiser les plus importants d’entre eux, Franz Graf et Giulia Marino, du Laboratoire des Techniques et de la Sauvegarde de l’Architecture Moderne de l’EPFL, se montrent élogieux et recommandent des rénovations respectueuses du geste architectural d’origine. Comparant la Genève internationale avec ce qui s’est fait ailleurs, ils jugent qu’elle offre «un aperçu saisissant de l’architecture administrative et représentative de qualité du second après-guerre» (3).

Avec son roman Belle du Seigneur, Albert Cohen a immortalisé le «bureau» comme scène sociale du XXe siècle. La SdN puis l’ONU ont fait de Genève une ville de bureaux. Pour les architectes, il s’agissait de résoudre des problèmes de masse, d’organisation intérieure, de hiérarchie des fonctions et de représentativité. Ils l’ont fait chacun avec leur style dans les limites assez étroites laissées par le mandat. Le public a vu la masse mais rarement le style, l’alignement des fenêtres sur les façades mais non la contrainte sociale qu’il recouvrait. Le siècle des bureaux lui est souvent apparu écrasant.

La Genève locale est ainsi restée froide devant l’architecture colossale qui s’élevait au quartier des nations. Mais on ne construit plus de «dinosaure», comme on disait du BIT. On supprime progressivement les parois entre les bureaux, économies obligent. On construit sous verre des espaces partagés. L’extérieur se reflète sur le miroir des façades désormais lisses et transparentes. L’autoritarisme de l’architecture de bureau recule de conserve avec l’autoritarisme des relations de travail. Le domaine bâti du quartier international de Genève est aussi une peinture sociale du XXe siècle, qui se continue sous d’autres couleurs au XXIe.

 


(1) Lettre à Nicolae Titulescu, président de la XIe Assemblée de la Société des nations, datée du 18 septembre 1930, et publiée dans  le n°23, vol.96 du Schweizerische Bauzeitung
(2) Henri Stierlin, Les organisations internationales et l’architecture: un grand espoir,  in Werk n.7, juillet/août 1974, p.821-822 
(3) Le siège de l’ONU à Genève, L’agrandissement du Palais des Nations, Etrude patrimoniale, Deuxième partie, Introduction, p.13

 

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