Entretien avec Guy Ryder, Directeur général de l’Organisation internationale du Travail | Mars 2015

Mars 2015

 

Dans cet entretien, Guy Ryder, Directeur général de l'OIT, nous parle de l'OIT, de son travail et de son impact, ainsi que des défis qu'elle va devoir relever dans les années et décennies à venir.

 

Qu'est-ce que l'OIT? A quoi ressemblerait notre monde si elle n'existait pas?

L'Organisation internationale du Travail (OIT) est la plus ancienne des agences onusiennes puisqu'elle a été créée en 1919, avant même que l'ONU voit le jour. Notre objectif est de promouvoir les droits au travail, d'encourager la création d'emplois décents, de développer la protection sociale et de renforcer le dialogue social dans le domaine du travail.

L'OIT est également responsable, à l'échelle mondiale, de l'élaboration de normes internationales relatives au travail et d'en surveiller la mise en œuvre. Elle joue donc un rôle de premier plan dans le monde du travail en veillant à ce que des normes soient mondialement respectées.

L'OIT a enfin pour particularité d'être la seule agence « tripartite » du système des Nations Unies : elle rassemble non seulement des gouvernements, mais aussi des représentants des organisations patronales et syndicales.

Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de votre impact ?

Je vous en donne trois.

On compte environ 53 millions de travailleurs domestiques dans le monde. La plupart ne sont pas protégés par le droit du travail.

En juin 2011, la Conférence internationale du Travail, qui se tient chaque année en mai-juin à Genève, a adopté la Convention C189 sur les travailleuses et travailleurs domestiques, première tentative visant à donner un statut juridique à cette catégorie de travailleurs.

Cette Convention vise à garantir leurs droits, à promouvoir une égalité de traitement et de perspectives professionnelles ainsi qu'à améliorer leurs conditions de vie et de travail. A ce jour, 17 pays ont ratifié cette Convention. Cela peut paraître minime, mais il faut garder à l'esprit que le processus de ratification peut parfois être très long, car il passe par les parlements nationaux.

Ceci dit, même dans les pays qui n'ont pas ratifié la Convention C189, sa simple existence a provoqué un débat public sur sa ratification, mettant en lumière les abus dont les travailleurs domestiques sont victimes.

Un autre exemple : le nouveau protocole relatif à la convention sur le travail forcé, adopté l'année dernière par la Conférence internationale du Travail. Ce texte a donné un nouvel élan à la Convention de l'OIT dans le cadre de la lutte menée à l'échelon mondial contre le travail forcé, par lequel il faut comprendre la traite d'êtres humains et tout ce qui s'apparente à l'esclavage. Ce nouveau protocole est particulièrement important puisqu'il permet d'intégrer les formes récentes de travail forcé. Il nous fournira également de nouveaux outils permettant de renforcer notre lutte contre cette forme d'injustice.

Je voudrais aussi mentionner notre action au Myanmar. L'OIT s'est impliquée dès le début de la crise politique et sociale et a donc contribué à d'importantes évolutions démocratiques, tout en luttant contre le travail forcé. La contribution de l'OIT a été reconnue par Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix. Après sa libération, elle a d'ailleurs donné son premier discours hors d'Asie à la Conférence internationale du Travail de 2012 à Genève. Cet événement a reçu une attention médiatique considérable.

L'actualité du monde du travail est souvent en demi-teinte : chômage, travail forcé, travail des enfants, conditions de travail dégradantes. Y a-t-il également de bonnes nouvelles?

Vous avez raison de dire que la situation de l'emploi est encore très difficile dans de nombreuses régions du monde et, qu'en même temps, nous devons faire face à de nombreux défis, comme ceux que vous mentionnez. Toutefois, même si les progrès sont lents, la pauvreté a reculé de façon significative dans de nombreuses régions du monde. La protection sociale avance aussi lentement mais sûrement, notamment en Asie.

De plus, de nombreux travailleurs et entrepreneurs du monde entier développent des propositions innovantes afin par exemple d'améliorer la productivité, la sécurité et la santé des travailleurs, de lutter contre les conséquences néfastes des activités économiques sur l'environnement ou simplement pour offrir de nouveaux services.

J'ai rencontré, au cours de mes récents voyages, un grand nombre de ces travailleurs et entrepreneurs talentueux – des femmes et des hommes - qui méritent que l'on parle d'eux et de leurs actions.

Quelles situations ou développements vous inquiètent particulièrement dans le monde du travail?

La persistance d'un taux de chômage élevé, et qui va probablement continuer d'augmenter dans les cinq années à venir, est certainement un sujet de préoccupation majeur, entre autres parce que la jeunesse est particulièrement touchée. Les jeunes dans le monde ont trois fois plus de chances d'être touchés par le chômage que les adultes. C'est inacceptable.

De plus, même si la pauvreté diminue à l'échelle mondiale, on observe une augmentation des inégalités dans les pays développés, principalement entre les plus riches et les plus pauvres. Comment peut-on accepter une telle situation dans laquelle les 10% les plus riches gagnent 30 à 40% de tout le revenu tandis que les 10% les plus pauvres doivent se contenter de 2 à 7% de ce revenu?

La réalité, c'est que ces tendances ont sapé la confiance dans les gouvernements, favorisant de fait l'émergence de troubles sociaux. Ces derniers sont particulièrement aigus dans des pays et régions où le chômage des jeunes est important ou augmente rapidement.

Il y a également d'autres domaines qui requièrent toute notre attention : la mondialisation de l'économie, l'automatisation de l'industrie avec le recours de plus en plus fréquent à des robots, la transition vers des emplois verts ou la nécessité de lutter contre la discrimination à l'égard des femmes au travail sont quelques-uns des défis que nous devrons relever dans les décennies à venir.

Si l'on prend les principales crises qui font la une des journaux, comme Ebola, la Syrie ou l'Ukraine, est-ce que l'OIT y joue un rôle ? Lequel ?

L'OIT fait partie intégrante du système des Nations Unies et fournit son expertise et son appui soit directement soit indirectement, via l'une de ses institutions sœurs.

Pour la Syrie par exemple, nous travaillons à l'amélioration des conditions de vie des réfugiés syriens qui vivent en Jordanie et au Liban, tout en soutenant les communautés locales qui doivent faire face à un afflux soudain de réfugiés.

En Ukraine, nous participons à la stratégie de relance mise en œuvre par l'ONU. Nous avons également fait partie de la mission d'évaluation des besoins menée par l'ONU, la Banque mondiale et l'UE en novembre-décembre 2014, en nous concentrant sur la question de l'emploi. Enfin, nous avons envoyé sur place et pour 12 mois un de nos experts sur les questions d'emploi. Il s'agit dans ce cas de se concentrer sur la création d'emplois à court terme pour les personnes déplacées et sur le développement de politiques à long terme afin de veiller à ce que les mesures de rétablissement fiscal n'aient pas de répercussions sur l'emploi.

En ce qui concerne Ebola, nous sommes actifs en fournissant notre expertise technique aux agences qui sont en première ligne, comme nos collègues de l'OMS et de la Mission des Nations Unies pour l'action d'urgence contre l'Ebola (UNMEER). Nous avons par exemple émis des lignes directrices conjointes avec l'OMS sur la meilleure façon de protéger les travailleurs de l'infection au virus Ebola. Nous travaillons aussi avec d'autres agences de l'ONU pour évaluer les répercussions économiques de la crise Ebola sur les pays d'Afrique les plus touchés.

Vous avez lancé un processus de réforme interne à l'OIT. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

La réforme de l'OIT a été l'une de mes priorités, l'objectif étant de faire de l'OIT la référence ultime pour tout ce qui concerne le monde du travail.

Ce processus a impliqué un ajustement très important de nos structures, départementales et organisationnelles, et ce afin d'améliorer notre façon de travailler sur nos différents domaines d'expertise technique et également afin de répondre le plus efficacement possible aux besoins de nos constituants.

Pour y arriver, l'une des clés de voûte de notre action a été de renforcer nos capacités de recherche de manière à fournir aux décideurs politiques des analyses et des conseils pertinents et fondés sur des éléments scientifiques pour savoir ce qui marche, où, et dans quelles conditions.

La réforme vient d'être étendue à nos opérations sur le terrain et à nos principales réunions tripartites, aussi bien la Conférence internationale du Travail que notre Conseil d'administration, l'objectif étant d'augmenter l'efficacité et les résultats. Par exemple, la Conférence ne durera que deux semaines cette année, tout en conservant un ordre du jour aussi ambitieux que les sessions précédentes.

Ce processus aura-t-il des conséquences sur la présence de l'OIT à Genève ?

Le processus de réforme ne devrait pas avoir d'influence majeure sur notre présence à Genève.

Notre idée est davantage de faire en sorte que les personnes interagissent de façon plus efficace au sein même de l'organisation, qu'ils soient basés à Genève ou sur le terrain.

L'OIT fêtera bientôt son centenaire. Quels sont vos projets ?

2019 sera effectivement l'occasion de célébrer notre centenaire, mais il est trop tôt pour en parler.

Le plus important, pour le moment, c'est que l'OIT se prépare encore mieux à relever les principaux défis dont j'ai parlé et auxquels sera confronté le monde du travail dans les années et décennies à venir. Notre centenaire sera certainement l'occasion d'en reparler, au sein même de l'OIT ainsi qu'à l'extérieur.

En tant que Directeur général de l'OIT, passez-vous plus de temps à Genève ou sur le terrain ?

J'ai beaucoup voyagé depuis ma prise de fonction: je voulais non seulement rencontrer les fonctionnaires de l'OIT sur le terrain, mais aussi les représentants des gouvernements, des organisations patronales et des syndicats afin de mieux comprendre leurs priorités et leurs préoccupations.

Ceci dit, Genève reste une ville où l'on rencontre de nombreux décideurs. De nombreuses agences onusiennes ont leur siège ici. Genève est donc un endroit pratique pour se rencontrer. Par exemple, il y a quelques mois, les partenaires sociaux de la Grèce se sont rencontrés toute une journée ici à l'OIT, sans tapage, et ont décidé de s'atteler à la reprise du dialogue social, qui avait quasiment disparu dans leur pays. Le climat paisible de la région lémanique a certainement dû jouer un rôle.

Quelle est votre relation à Genève ?

Je suis né et j'ai grandi à Liverpool, au Royaume-Uni, mais je suis venu pour la première fois à Genève il y a 30 ans, pour travailler au bureau d'une fédération internationale de syndicats. Depuis, j'ai toujours vécu et travaillé à Genève, à l'exception de quelques années où ma carrière m'a mené à Bruxelles.

Le fait d'avoir passé tant d'années ici n'est pas dû au hasard. C'est parce que Genève est l'un des principaux endroits au monde où l'on peut faire une carrière internationale.

C'est aussi un bon endroit pour apprendre les langues étrangères. Je peux pratiquer mon français tous les jours, ce qui est une autre manière de s'ouvrir au monde – rien qu'en étant conscient de l'existence d'autant de cultures et de langues différents. C'est aussi ce qui rend Genève si particulière. Ses nombreux internationaux lui donnent une grande diversité culturelle. 

 

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