Chapitre 8: L’OMS, le joyau des années soixante

 

Le 24 mai 1962, le Russe Sergei Kurashov, alors président de l’Assemblée de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), énonce le programme dévolu au chantier qu’il a charge d’inaugurer: «Le bâtiment qu’on édifiera doit être le symbole et le pôle d’attraction des espoirs que nourrit toute l’humanité d’être un jour délivrée de la maladie» (1).

Ses paroles résument les ambitions immenses arrimées au projet. Ambitions scientifiques, justifiées par les promesses de la médecine curative et préventive ; ambitions politiques du système onusien qui prend en charge les défis humains de la décolonisation; ambitions architecturales enfin car si l’OMS définit la santé comme «un état de complet bien-être physique, mental et social», son siège mondial est appelé à en refléter l’image: un édifice ample, bien installé dans son site, pourvoyeur de confort pour les usagers, de plaisir esthétique et d’équilibre monumental.

L’exhortation, vingt ans plus tôt, du trio d’artistes et d’architectes Siegfried Giedion, Fernand Léger et José Louis Sert, a été entendue: «Si des édifices sont créés pour exprimer la conscience sociale et la vie collective d’un peuple, celui-ci exigera qu’ils ne soient pas simplement fonctionnels. Il demandera qu’il soit tenu compte, dans leur construction, de son besoin de monumentalité et d’élévation de l’âme» (2).

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Esquisses de Jean Tschumi pour la recherche de la forme et du positionnement du futur bâtiment sur la parcelle
© Archives de la construction moderne – Ecole polytechnique fédérale de Lausanne; fonds Jean Tschumi

 

Les dirigeants de l’OMS ont des visées d’autant plus hautes qu’ils ont dû lutter pour faire leur place. L’Organisation était très à l’étroit dans le Palais des Nations qui l’hébergeait. Ses 35 Etats membres de 1948 étaient devenus 90, dix ans plus tard, et ses 150 employés près de 600. Un agrandissement du Palais avait été envisagé mais la tour de 100 mètres de haut proposée par Jacques Carlu, l’architecte du Palais de Chaillot à Paris, avait provoqué un si grand tollé à Genève que ni l’ONU, ni la Suisse n’osaient plus se risquer à palier en hauteur l’insuffisance de l’Ariana.

L’OMS réclamait son propre bâtiment, qu’elle avait fini par obtenir, la Confédération ayant à cœur d’accompagner le développement fulgurant des institutions internationales abritées sur son sol. Sous l’impulsion de Berne, qui offrait un prêt sans intérêt de 20 millions de francs remboursable en vingt ans, le canton de Genève avait donné un terrain sur la colline de Pregny, au dessus du Palais, assorti d’un autre prêt de dix millions de francs, aux mêmes conditions. Dix millions allaient encore être ajoutés par les autorités fédérales et cantonales en 1964, du fait de l’augmentation des coûts de construction, largement sous-évalués (3).

 

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Profil du projet de Jean Tschumi
© WHO 

 

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Profil du projet de Eero Saarinen
© WHO 

 

Le projet de l’architecte suisse Jean Tschumi était sorti vainqueur en 1960 du concours international lancé par les dirigeants de l’OMS. Célébré et primé pour l’édification du siège de Nestlé, à Vevey, il avait vaincu contre forte partie. Parmi les quinze architectes renommés appelés à participer, l’Américain Eero Saarinen avait proposé au jury médusé un monument courbe d’une parfaite élégance, comme suspendu dans le paysage. L’œuvre avait été saluée d’un prix, mais le deuxième. Les performances globales du projet de Tschumi l’avaient devancée. 

 

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Un effet de masse remplacé par un effet de volume
© Jess Hoffman/WHO 

 

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La structure portante et ses poutres biaises
© Jean-Philippe Charbonnier / WHO

 

L’ancien directeur de l’Ecole d’architecture et d’urbanisme de l’Ecole polytechnique de l’université de Lausanne, connu pour sa précision, a en effet travaillé son plan avec un luxe de détails extérieurs et intérieurs qui prouvent son souci de fournir un bâtiment facile, économe et fonctionnel. Il est le premier, dans le quartier international de Genève, à déployer sans entrave et à grande échelle – sur 152 mètres de longueur et 35 de hauteur - les opportunités techniques et esthétiques du modernisme. L’effet de masse d’un édifice de pareille taille est remplacé, grâce au béton et au métal, par un effet de volume dont Tschumi renforce la plasticité par deux artifices valorisants : la structure portante en béton armé est installée sur des poutres biaises s’élançant de chaque côté de deux rangées de piliers pyramidaux légèrement torsionnés. La toiture, plate, en est détachée, suspendue comme un parasol.

Héritant d’un terrain isolé dans un contexte idyllique, l’architecte a établi avec le paysage une relation connotée de «sublime». La barre de huit étages est orientée Nord-Ouest/Sud-Est, en raison, précisait-il, «des lignes de pente du terrain et de la direction générale des lignes d’arbres» (4). Les niveaux supérieurs jouissent ainsi d’une vue spectaculaire sur le lac et les Alpes. Les espaces de bureaux sont disposés tout le long des façades selon une trame de base de 180 cm dont la régularité confère du rythme à l’écorce de l’édifice. Ils sont modulables à l’intérieur en fonction des besoins. 

 

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Une distribution intérieure propre à l'architecture administrative
© WHO 

 

Au moment où Tschumi dessine son plan, la question historique de l’organisation du travail dans les immeubles de bureaux divise l’architecture administrative: les Etats-Unis optent le plus souvent pour les bureaux ouverts, sur toute la surface de l’étage, comme l’a montré Mies van der Rohe, tandis que l’Europe, derrière Le Corbusier, garde une préférence pour les espaces individuels le long des façades, distribués plus ou moins généreusement selon le rang et la fonction de leurs utilisateurs, à partir de la cellule de base à une fenêtre. Les étages supérieurs du bâtiment de l’OMS sont partiellement organisés aujourd’hui en bureaux paysagers et leurs utilisateurs s’en disent enchantés mais la culture administrative de la place internationale de Genève reste dominée par l’organisation cellulaire. 

 

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La salle du conseil, intérieur
© WHO  

 

La salle du Conseil était un élément majeur du projet architectural puisque le manque d’une grande place de réunion disponible en permanence au Palais en avait été le déclencheur. Tschumi en souligne l’importance en édifiant, en contraste avec la barre, un cube aveugle de marbre blanc, d’un seul étage, posé à ses pieds. La salle et le bâtiment sont reliés par une galerie couverte, déployée en spirale sur des rangées de pilotis. Un bassin et des patios de verdure égaient la surface surplombante de la façade que l’architecte a tressée d’aluminium.

 

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Jean Tschumi, lauréat du Prix Reynolds 1960, derrière la maquette de l’œuvre primée, du siège de Nestlé à Vevey
© Pierre Izard / Archives de la construction moderne – Ecole polytechnique fédérale de Lausanne; fonds Jean Tschumi


C’était l’autre talent de Tschumi d’habiller ses enveloppes avec les matériaux nouveaux exploitables en décor. Il était pionnier en Suisse dans l’usage de l’aluminium, notamment pour le revêtement de façade. Il avait reçu en 1960 le prix international Reynolds* pour le bâtiment Nestlé. Le jury du prix, présidé par Walter Gropius, avait admiré son «usage sensible de l’aluminium, peu exploré jusqu’ici», son emploi «très délicat et judicieux des lames verticales et des brise-soleil qui rompent la monotonie des fenêtres sans obstruer la vue depuis l’intérieur». Tschumi, affirmait ce prestigieux jury, maniait l’aluminium non pas pour faire sensation mais en vue d’«une qualité de sobriété et de sérénité qui rehausse sa conception architecturale» (5).

 

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Les pare-soleil, comme une dentelle
© WHO  

 

Cette qualité, Tschumi la porte à son extrême dans son dessin de l’OMS, avec les casquettes brise-soleil en tôle d’aluminium qui enserrent les fenêtres et modèlent la façade de verre comme un voile brodé. Les ingénieurs n’ont pas de mots pour louer les performances techniques et l’originalité des murs-rideaux tschumiens par rapport aux pratiques de l’époque. Leur dispositif manifeste une qualité revendiquée du modernisme: le détail architectural tient lieu de décor, à l’opposé de l’ornementation.

Pendant ses premières années professionnelles, à Paris, Jean Tschumi s’était lié à Emile-Jacques Ruhlmann, l’un des promoteurs de l’Art Deco. Avant d’ouvrir son propre cabinet d’architecte dans la capitale française, en 1934, il avait réalisé la décoration d’une usine d’armement, au titre de directeur artistique et collaboré à l’agencement des cabines de luxe du Normandie. En 1937, il avait reçu un prix pour l’organisation de la circulation dans le sous-sol de Paris, épisode majeur dans sa formation d’architecte-urbaniste. C’est avec ce bagage qu’il a conçu dès la phase du concours les aménagements extérieurs et intérieurs du paquebot OMS, particulièrement soignés, tant au niveau technique qu’esthétique. Le choix des matériaux de revêtement, les couleurs, les éclairages, les détails de finition et jusqu’au mobilier donnent à l’ensemble la dignité représentative que l’OMS cherchait à atteindre.

La réussite esthétique et l’endurance physique de sa construction la classent aujourd’hui parmi les objets fétiches de l’architecture contemporaine suisse. Elle est associée au destin tragique de son auteur puisque Jean Tschumi est mort subitement dans le train qui le ramenait de Paris en janvier 1962, cinq mois avant la pose de la première pierre. Que l’un de ses proches, Pierre Bonnard, ait pu mener à bien la construction, fidèlement et avec sérénité, révèle à la fois l’aboutissement du plan dessiné par Tschumi et le respect que l’architecte inspirait parmi les siens pour produire sur le champ un héritier désintéressé capable de l’exécuter. 

 

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L’auvent en porte-à-faux de l’entrée de l’OMS 
© Archives de la construction moderne – Ecole polytechnique fédérale de Lausanne; fonds Jean Tschumi 

 

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L’auvent d’entrée du siège de Nestlà à Vevey
© Eric Ed. Guignard; Vevey / Archives de la construction moderne – Ecole polytechnique fédérale de Lausanne; fonds Jean Tschumi

 

Le bâtiment a été inauguré en 1966, sous les applaudissements des professionnels et des connaisseurs. Le travail accompli semblait correspondre à la réussite telle que l’exprime Mies van der Rohe : «Lorsqu’une construction véritable rencontre un contenu véritable, il en résulte des œuvres véritables et conformes à leur essence».

Les Genevois ont longtemps ignoré cette construction élevée à la périphérie de la vie urbaine et très loin de leurs préoccupations. Qualifiée de «merveilleuse» par le Journal de Genève au lendemain de son inauguration, elle n’a pas éveillé la curiosité d’une population mal informée sur les défis de l’architecture et longtemps hostile à ses inventions. La société des autochtones et celle des fonctionnaires internationaux semblaient séparées par la barrière esthétique des formes. Avec l’OMS, la Genève « internationale » entrait sans arrière-pensée dans le mouvement de l’architecture de son temps. La Genève locale, qui en tâtait avec suspicion au sein de la cité, laissait faire en détournant la tête.

Ce n’est qu’à la toute fin du XXe siècle que les regards se sont posés plus nombreux et mieux informés sur le bâtiment de l’OMS dont la réputation s’est peu à peu répandue. Pour Franz Graf et Giulia Marino, du Laboratoire des techniques et de la sauvegarde de l’architecture moderne de l’EPFL, il s’agit d’une «œuvre d’art totale». «Sa valeur constructive le situe parmi les réalisations d’avant-garde du second après-guerre, où l’exposition des techniques les plus novatrices – de la structure en béton précontraint au splendide mur-rideau en aluminium et verre – devient un paradigme de modernité sans concession»(6). Les deux experts recommandent son inscription au patrimoine national.

 

Le bâtiment d’ONUSIDA, un papillon au jardin des nations

Chapter 8

L'ONUSIDA, un bâtiment en suspension
© UNAIDS 

 

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Des patios végétalisés
© UNAIDS

 

Les cinquante ans qui ont passé depuis l’inauguration du premier bâtiment de l’OMS ont apporté leur lot de changements. Une sorte de réconciliation s’est opérée et continue de s’opérer entre l’architecture et la société qui la regarde et l’utilise. Devant des objets architecturaux spectaculaires donnés à voir de par le monde - musées, églises, gratte-ciels divers et variés -, le public, entraîné par les médias, émet des jugements contrastés de valeur ou de goût. Des courants d’opinions se forment, dont les architectes sont à la fois les promoteurs et les otages.  C’est dans cette ambiance d’éclatement des tendances et des formes que la Fondation des immeubles pour les organisations internationales (FIPOI) a lancé en 2001 un concours international sur invitation pour un nouvel édifice destiné à abriter les activités de la lutte contre le sida.

Deux architectes autrichiens, Carlo Baumschlager et Dieter Eberle ont relevé le défi d’avoir à construire un objet visible auprès du bâtiment majestueux de Tschumi. Ils ont produit un bâtiment rectangulaire qui trompe sa masse de cinq étages par des astuces flatteuses à l’oeil: l’effet monumental de l’entrée est amplifié par la suspension des deux étages supérieurs sur une fine lame de béton de triple hauteur ; les patios végétalisés le long des parois transparentes circonviennent les limites entre le dedans et le dehors ; la façade, revêtue de plaques de verre coloré partiellement coulissantes joue à plaisir de la lumière entre les pleins et les creux. La qualité esthétique de l’ensemble est rehaussée par les matériaux nobles utilisés, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Dans le « jardin des nations » qui pousse à l’Est de Genève, le bâtiment d’Onusida, inauguré par Kofi Annan en 2006, tient le rôle du papillon.

 

*Créé en mémoire de Richard Samuel Reynolds, dont les entreprises ont contribué à l’adoption de l’aluminium comme nouveau matériau dans la construction.

(1) Cité par Franz Graf et Giulia Marino in Le siège de l’OMS à Genève, Etude patrimoniale et recommandations, EPFL, Laboratoire des techniques et de la sauvegarde de l’architecture moderne, février 2015.
(2) S. Giedion, F. Léger et J.-L. Sert, «Neuf points sur la monumentalité» in Architecture et vie collective, Denoël-Gonthier, Paris, 1980 (1956), pp. 40-42.
(3) Messages du Conseil fédéral, 21 septembre 1959 et 17 janvier 1964, FF.1959, .7916 et 1964, 8924.
(4) Graf, Marino, op.cit
(5) Bulletin technique de la Suisse romande, 19 novembre 1960.
(6) Graf, Marino, op.cit. 

 

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